La dimension spirituelle de la vie

         Conférence prononcée en 2011 à Montpellier
au GREP - Groupe de Recherche pour l'Education et la Prospective


Ce que je vais vous dire, je le propose, je l’offre, sans aucune autorité. C'est-à-dire que ce que je vais vous dire vous parlera peut-être, ou bien ne vous parlera pas. Peut-être l’entendrez-vous autrement que ce que je n’aurai dit, mais c’est un risque que je prends.
         Il s’agit donc de la dimension spirituelle de la vie humaine. La première chose que je dirai, c’est que cette dimension n’est pas un luxe. Je l’entends comme quelque chose qui est de la plus haute nécessité. Peut-être le mot spirituel ne convient-il pas parfaitement, parce qu’il est compromis, comme tant d’autres mots de nos langages. Ici, en ce moment, le mot religieux serait, quant à lui, un désastre – je dirai pourquoi tout à l’heure. Il faut donc que j’essaie de vous donner à entendre, si je le puis, ce qui est en cause pour moi.
C’est vraiment quelque chose de l’ordre de la faim. Pour le corps, la faim est impérieuse : il faut manger ou mourir. Mais en ce qui concerne notre esprit, puisque nous parlons du spirituel, existe aussi une faim. La faim que nous soit donné ce-sans-quoi nous risquerions d’être pris dans le désastre qui peut survenir en toute vie humaine : la destruction, l’effondrement, l’angoisse pure. Ou, si vous préférez une version  plus positive, le ce-par-quoi nous pouvons humainement vivre. Ce qui nous donne de tenir debout, ce qui nous permet de traverser notre vie sans les formes sinistres que je viens d’évoquer, l’immense découragement, la dépression, la solitude… C’est quelque chose que nous devons manger, c'est-à-dire recevoir en nous, à l’intérieur de nous. Oh bien sûr, les rencontres, la vie sociale ont une importance considérable. Mais après tout il y a des gens qui, même dans les camps de concentration, ont su vivre ; et il y en a d’autres – j’en connais – qui ont tout et qui ne vivent pas.
La distinction fondamentale dans la dimension spirituelle passe, pour moi, entre les vivants et les morts.  Pas au sens biologique, bien entendu. Mais au sens où nous savons qu’il y a parmi nous (et cela peut nous arriver) des gens qui sont des morts vivants. Ils vivent, mais dans l’hébétude, ils vivent, mais dans un désespoir profond. Et il y a des vivants qui arrivent à vivre alors que, apparemment, ils sont écrasés par la maladie, le manque, etc. C’est ce choix qui est en cause dans ce que l’on peut appeler le spirituel dont je pense – et cela a quelques conséquences – que dans nos langages, il n’y a pas de mots pour désigner cela convenablement.
Pour préciser, je dirais que ce qui est profondément en cause, c’est ce qui est nommé, aussi bien dans le taoïsme que dans le bouddhisme ou le christianisme, par voie. Etre sur la voie, avoir un chemin, et en même temps une demeure. Mais la vraie demeure est en même temps un chemin. Que je puisse habiter ma propre vie et ce monde où je suis, les relations où je suis engagé, comme ce en quoi je puis vivre – parce que je marche. Là encore, vous le remarquerez, je fais allusion au corps. Je crois vraiment, en effet,  que les très grandes choses spirituelles se désignent paradoxalement par des images qui appartiennent au corps.
Mais être en marche ne veut pas dire que je suis le programme fixé. Un Père de l’Eglise dit qu’Abraham partit sans savoir où il allait et c’est pourquoi il était dans la vérité… La voie ne consiste donc pas d’abord à suivre un programme bien tracé, mais à avoir en soi le souffle – encore une image qui vient du corps ! –, la respiration profonde qui permet de tenir debout dans cet exercice extraordinaire qu’est la marche, puisqu’à chaque pas on perd l’équilibre pour le rattraper.
La voie se distingue d’une autre manière d’habiter ce monde qu’est l’appartenance. Je n’en dis pas de mal, elle est nécessaire – seuls quelque très grands esprits peuvent supporter l’effondrement de l’appartenance. Elle est de la tradition d’un peuple, d’une langue, d’une sagesse, d’un groupe. Mais l’appartenance comporte un risque considérable, qui est de vous tenir en laisse, de sorte qu’au lieu d’être dans votre chemin d’humanité, vous êtes simplement un mouton dans le troupeau. Ou celui qui est manipulé, peut-être avec les meilleures intentions, par des pouvoirs qui disposent de vous.
La voie a encore une autre caractéristique : celle d’être en amont de toutes les séparations et distinctions. Il y a la logique, la poétique, la pratique… La voie est tout cela. C’est pour cela que, lorsqu’elle est bien là, elle est au maximum de nos puissances. Les renoncements qu’elle demande (car il y en a) sont des renoncements créateurs.
Mais s’il en est ainsi, comment puis-je vous parler ? Il y a deux façons d’en parler : en hélicoptère ou sur le terrain. En hélicoptère signifie qu’on survole ; je vous ferai une dissertation éventuellement intéressante et informée sur la voie, les voies, les chemins d’humanité, etc. – comme si je pouvais être au-dessus de tout cela, dans un savoir qui dispose de toutes les initiatives humaines, de toutes les grandes traditions… Ce n’est pas mon cas. Moi je suis en bas, sur une voie, je marche sur un chemin, je suis dans une tradition et c’est de ce lieu-là que je peux vous parler. Quand on est dedans, quand on est dans ce qui est en cause, on n’est pas neutre, cela n’existe pas. Il n’y a pas de neutralité et c’est une très grave affaire, parce que cela peut avoir des conséquences quelquefois terrifiantes. Il n’y a pas de neutralité quand ce qui est en cause, est ce-sans-quoi je perds mon humanité et deviens in-humain. Mais en même temps, je me garderai bien, au nom de cette impuissance à être neutre, de vous imposer mon point de vue.
Si j’essaie de parler là-dedans, je vais faire un choix à l’intérieur même de ce qui est ma façon d’être et de vivre. Je vais adopter une entrée. Cette entrée est quelque chose qui, je crois, apparaît aujourd’hui pour beaucoup d’êtres humains (pas pour tous) comme quelque chose qui a fondamentalement rapport à ce que je viens de dire. Je pense à un dialogue qu’un de mes amis a eu avec un jeune homme, un dialogue en quatre répliques. Mon ami demande à ce jeune homme : « Qu’est-ce qui est important pour toi ? » Le jeune homme lui répond : « En quel domaine ? » Mon ami insiste : « Qu’est-ce qui est vraiment important ? » Et le jeune homme lui a répondu : « Les relations humaines. » Peut-être qu’en effet, si nous essayons d’entrer par-là, la chose qui peut apparaître capable de nous réunir sinon tous, au moins beaucoup, c’est que ce qui est essentiel à la voie, c’est une certaine qualité de la relation entre nous. Et qui apparaît peut apparaître d’abord comme une éthique de la fraternité. Peut-être beaucoup plus que cela. Peut-être faut-il beaucoup plus que le droit et l’éthique – mais cela apparaît d’abord comme ça : que nous nous respections les uns les autres. Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Qu’il y ait entre nous cet entre-nous qui nous fait humains les uns pour les autres. De façon presque basique, dirais-je, qui est dans le respect, dans l’écoute d’autrui. Qui consiste (encore une image du corps) à le voir, à l’entendre. Ce qu’il y a de plus atroce peut-être dans l’attitude du nazi devant le Juif, c’est qu’il ne le voit pas, qu’il ne l’écoute pas. Le Juif n’est pas un être humain avec un visage qu’on peut voir et une parole qu’on peut entendre, c’est une chose – le mot qu’employaient les nazis pour transporter leurs prisonniers.
L’on peut enfin voir la puissance de cet humble départ par l’épreuve négative : si cela manque tout à fait, si entre nous il n’y a que des relations de conflit ou, ce qui est pire que tout, pas de relation du tout, c’est l’enfer. Tous les thérapeutes, psychologues, analystes qui s’occupent des enfants le savent parfaitement : les blessures quelquefois irréparables des adultes viennent souvent d’une enfance où ce que je viens de dire a manqué ou (ce qui est peut-être pire) a été perverti.
Je viens d’annoncer ce qui doit bien suivre : c’est que cette relation peut être vague, menacée, équivoque ; elle n’est pas si facile que ça. On peut certes faire l’éloge de la fraternité, de l’amour entre nous – mais sur le terrain, qu’est-ce que ça devient ? Entre mari et femme, parents et enfants, frères et sœurs, compagnons de travail, amis, patrons et ouvriers, etc. ? Sur le terrain, cette relation peut-elle résister à tout ce qui tend à la détruire, à la déformer ? Sans oublier le côté vague que je viens d’évoquer aussi : cela donnera le consensus mou, « on est bien d’accord là-dessus ». Oui, mais qu’est-ce que cela devient quand on est en relation avec l’ennemi et l’étranger ? Comment faut-il envisager ce qui nous est apparu comme une vérité incontestable, la chose qu’il faut à tout prix sauver car sinon nous sommes perdus, quand nous sommes en relation avec l’ennemi, l’étranger ou – pire que tout ! – l’ennemi étranger ? Or, il arrive trop souvent que l’ennemi et l’étranger, c’est aussi le proche : dans la Genèse, l’archétype du meurtre, c’est le meurtre du frère, Caïn tue Abel. Et ce n’est pas à vous que j’apprendrai que parmi les menaces les plus dures, les plus redoutables contre ce que j’évoque, il y a les relations proches. Quand on a un peu écouté – c’est mon cas – ce que les gens racontent de leur vie familiale, de leur enfance, de leur couple, de leurs parents, on est douloureusement instruit de ce fait : que ces relations qui devraient en principe être le lieu par excellence de l’amitié et de la bienveillance, peuvent être des lieux difficiles et quelquefois atroces.
Donc c’est menacé. Menacé par des périls qui sont peut-être dans la nature humaine et dont nous avons eu des exemples grandioses, hélas, au cours du 20e siècle. L’un des drames qui nous a précédés et qui pèse peut-être plus sur nous que nous ne l’imaginons, c’est que ce 20e siècle qui devait être un siècle de progrès, d’éclaircissement, de fraternité humaine, de paix a été un siècle peut-être parmi les plus atroces qu’a connu l’humanité et cela, au nom d’idéologies qui se présentaient au contraire comme propres à sauver le peuple, voire l’humanité toute entière !
En plus, il peut y avoir quelque chose d’équivoque dans la fraternité. Nous touchons là à la chose – dirai-je la plus pénible ? Celle qui précède n’est déjà pas mal… Je parle ici de la possibilité de la perversion. L’amour peut être aussi l’instrument de la haine, du mépris, de ces attitudes d’emprise… Au final, il y a deux attitudes terribles d’humain à humain, qui ont rapport une fois encore au manger : c’est vomir et dévorer. Il existe un amour qui peut être dévorant. Face à leur mère, certains enfants n’arrivent pas à naître – j’ai connu un homme de 50 ans qui n’arrivait pas à « sortir de maman ». Et puis il y a le vomissement : sous prétexte d’amour, par exemple dans l’éducation, on pratique une fermeté qui est en fait un rejet implacable. Se lève à ce moment-là une question : qu’est-ce qui peut sauver la relation humaine de ces menaces ? Car il y a en effet un danger, celui de nous gargariser au titre d’une religion, d’une sagesse, d’une politique de cette belle idée de la fraternité humaine sans nous apercevoir que non seulement, sur le terrain nous n’y arrivons pas, mais que ce par quoi nous croyons y arriver est aussi bien le piège.
Quelle humanité, alors, doit surgir ou resurgir en nous pour que nous puissions vaincre ces pièges ? Depuis les débuts des temps historiques, les humains ont ressenti l’enjeu que j’évoquais tout au début. Il y a eu les mythes, les sagesses, les religions : il faut bien assumer ça, que nous, les humains, nous ayons en quelque sorte à construire ce que nous pouvons être, si nous ne voulons pas être détruits. Mais pour éclairer la chose, je ferai la distinction entre deux attitudes qui, historiquement, ont du répondant. La première attitude est fréquente dans les sagesses : pour que l’être humain se tienne humainement, ce qu’il doit arriver à quitter, à éliminer, c’est le trouble. Assez facilement, le trouble est considéré comme la permanence en nous d’une animalité qui disloque le spirituel, qui ramène, comme on dit, l’homme à la bête ! Eliminer le trouble, c’est aussi lutter contre des prétentions sociales, culturelles, religieuses qui sous prétexte de guider les humains vers de chemins supérieurs, l’embrouillent dans des démesures dont ils ne sont pas maîtres.
Je viens de prononcer un mot très important : la mesure. Pour éliminer le trouble, même le vieil Epicure, philosophe du plaisir, disait qu’il faut savoir mesurer ce plaisir, surtout ne pas se laisser entraîner par l’envie démesurée qui risque de nous entraîner dans la souffrance. Et même si nous sommes – moi en tout cas ! – très ignorants de ce qu’est vraiment le bouddhisme, nous savons qu’au cœur de cette discipline-là, il y a le désir de quitter l’impermanence et la souffrance. Cette ascèse qui est demandée contre le trouble est une ascèse qui a sa vérité, son importance. Mais on peut penser (et c’est ce que je me risque à vous dire) qu’elle est en-deçà de ce qui s’annonçait comme notre désir le plus profond à propos de la relation humaine. Car j’ai quand même lâché ce mot terrible, d’une équivoque infinie, mais qu’on ne peut pas éviter : le mot amour. On peut penser qu’à éviter systématiquement le trouble, on risque de ne pas aller assez loin dans la voie. Après tout, il y a ce mot d’Epictète : « Regarde ta femme et tes enfants comme des coquillages ramassés au bord de la mer. S’ils meurent, tu ne seras pas troublé »…
Alors il peut arriver qu’on prenne une autre attitude, qui sans éliminer tout à fait la première, accepte le trouble, accepte la souffrance, accepte d’être atteinte. Car si j’aime réellement l’autre, il y a une épreuve de la relation qui risque d’être inévitable. A ce moment-là, on peut dire que ce que je dois dépasser, ce n’est pas seulement l’animalité en moi, mais cette chose que le langage ancien appelait le démoniaque, c'est-à-dire l’irruption en moi d’une violence qui est destructrice de l’autre et qui est bien au-delà de la violence animale. Ce dont je dois me garder, c’est de ces transgressions qui mènent du côté du meurtre, du côté de la folie, du côté de la destruction de l’autre et finalement de moi-même. Je dois accepter de traverser l’en bas (j’ai écrit un livre qui porte ce titre, La traversée de l’en bas). C’est le moyen de rester proche d’autrui, où qu’il en soit. Pas seulement pour garder ma paix intérieure, mais parce que je l’aime lui, elle. Ça entraîne que je sois, en moi, capable de traverser les pulsions qui m’habitent afin que ce qui risque d’être destructeur puisse se transformer en une énergie qui donne la vie. Et cela mène à une autre ascèse, que l’on peut dire relationnelle, où il ne s’agit pas simplement d’exercer sur moi-même une mortification (comme on dit dans certains langages), en tout cas un travail qui me libère de mon propre désordre, mais où j’accepte que l’autre ait sur moi le pouvoir de me mettre dans l’épreuve. Il est vrai que si je veux aimer l’étranger, l’ennemi il faut bien que j’accepte quelque chose de cet ordre. Et vous savez que cette étrangeté, cette inimitié de l’autre peuvent être inconscientes chez lui. Je peux pâtir de ce qui, chez l’autre, n’est pas la volonté de me nuire, mais simplement ce qu’il est et qu’il ne peut pas ne pas être. A ce moment-là, ce qui va être engagé pour moi, c’est une humanité où j’accepterai de prendre part à ce qui est la douleur humaine et quelquefois la plus grande douleur humaine. Je ne serai pas intact, je ne serai pas indemne. Il faudra que j’accepte de traverser ce qui peut être dans certains cas une sorte de mise à mort. Et cela exige une attitude où je ne me résigne pas à ce que des humains soient perdus, pourris, rejetés. Parce qu’il existe une sagesse où, tout en faisant le mieux qu’on peut pour que les êtres humains vivent bien, parce que c’est normal et que ça me maintient moi-même en paix, on ne va pas jusqu’à ce souci d’humanité extrême.
Cela a des conséquences. C’est que le mur d’inimitié, d’hostilité, de haine qui ne cesse de se reconstruire entre les humains, il faut que je sois en train de le briser. Et cela entraîne aussi inévitablement, par rapport aux pouvoirs et aux savoirs en place, une subversion. C'est-à-dire que cette attitude-là qui peut, lorsqu’elle se pervertit, devenir une attitude de faiblesse, d’abandon à la détresse, de masochisme - et il y a des courants religieux qui ont fourni matière à cela – cette attitude, lorsqu’elle est vraie, est une attitude à la fois critique et créatrice. Je ne me résigne pas au train du monde. Je ne me résigne pas à la destruction d’autrui. Cela va me faire mal, peut-être, de ne pas me résigner, mais au point où j’en suis, essayons de surmonter ce qui déferait le lien premier d’humanité et de le retrouver toujours plus loin et plus fort. Au point où j’en suis, c’est mon chemin, sans que je juge ceux qui n’y sont pas. C’est mon chemin, à la mesure qui est la mienne, à la mesure que je puis, qui est forcément limitée.
Mais une question peut arriver : qu’y a-t-il entre nous, qui nous sépare pour que nous ne soyons pas dans la confusion, dans le mixage et qui en même temps nous lie, qui fait que nous sommes, les uns en face des autres, moi et l’autre, chacun recevant du regard et de la parole d’autrui d’être là et en même temps non pas isolé dans notre jardin ou notre tour, mais vivant par et dans les relations ? C’est le moment où nous découvrons peut-être que ce qui est la substance de l’amour le plus profond est dans l’amour le plus humble, celui qui accepte de reconnaître l’autre comme celui, celle qui est là, tel-le qu’il ou elle est. Je pense que dans la thérapie, par exemple, c’est quelque chose d’assez fondamental, que quelqu’un qui a senti qu’il était nié, rejeté, manipulé puisse avoir le sentiment qu’il y a au moins un lieu où il peut être qui il est, tel qu’il est, sans être jugé, condamné, manipulé, conduit. Très paradoxalement, c’est cela qui, d’une certaine façon, est la conduite supérieure. Si un être humain peut accéder à cela, il accède au meilleur. En un sens, c’est le plus élémentaire de l’amour et quand c’est à pleine puissance, c’est aussi ce qui est le maximum. Combien il est nécessaire aux humains de pouvoir rencontrer un regard qui leur donne d’être, lorsqu’ils parlent d’avoir le sentiment vif d’être écoutés et qu’ils s’en aperçoivent par la parole ou le silence qui réponde à leur propre parole…
Mais qu’est-ce qui va nous tenir dans cette relation ? Entre nous, il y a un vide, mais qu’y-t-il dans ce vide ? Eh bien, par exemple, il y a le droit. D’où les droits de l’homme, qui ne sont absolument pas méprisables, mais qui restent en-deçà de ce que j’évoque. Car on peut imaginer une société où les droits sont respectés… et où l’indifférence mutuelle peut être féroce. On voit cela à un guichet de fonctionnaire : quelqu’un remplit les papiers qu’il vous faut, reconnaît vos droits – mais est glacial. On préfère tout de même quelqu’un qui vous accueille et vous sourit ! Exemple mineur mais qui parle quand même fortement, je crois. Mais qu’est-ce qu’il peut donc bien y avoir ? Le lien du contrat, de la promesse mutuelle, de l’appartenance à une communauté, la langue commune, l’intérêt supérieur, spirituel ? Ce que nous nous donnons l’un à l’autre, c’est de nous aider sur le chemin de la vie – mais par quoi ? Ce n’est pas dans l’abstrait, nous sommes dans la même tradition et même si nous sommes dans des traditions ou des croyances opposées, nous arrivons quand même à nous entendre et à nous aider.
J’ai envie de dire que ce qui est entre nous, si la relation est dans toute sa vérité, c’est – rien ! Je veux dire par là : rien de ce qui s’ajouterait et qui en complétant, justifiant, parachevant, rétrécirait. Je pense que le cœur du spirituel, c’est la relation entre nous, en quelque sorte nue et du même coup, infinie. Ce qui est entre nous n’est pas ce qui s’ajoute à la relation, mais ce qui s’y manifeste, c'est-à-dire ce qui dans notre humanité se donne, à travers tout ce que les humains ont pu construire à propos du spirituel, comme ce qui nous libère fondamentalement des différentes formes de la destruction et se concrétise dans la relation elle-même. Cela ne mène pas du tout nécessairement à un humanisme qui dirait que l’homme s’enclot en l’homme, ce peut être ouvert à toutes sortes de directions, d’élévation, de creusement de l’expérience. Mais ce n’est jamais là, c’est en train de se purifier de ce qui, constamment, travaille à nous défaire à travers l’échec, la manipulation de la relation entre nous. De sorte que ce qui nous est souhaitable, c’est que nous puissions au moins faire l’expérience, une fois ou l’autre, d’une relation dont le socle est tel que rien ne pourra la détruire. Ni les divergences, ni la maladie, ni l’échec.
Comment cela est-il possible, concrètement, dans l’humanité où nous sommes ? Il y a un risque d’équivoque suprême : celui de prendre ce que je vais dire comme une « spiritualité » qui couvre tout, noie tout, qui méconnaît les menaces et finalement nous plonge dans un idéal insaisissable. C’est pourquoi, à un moment donné, il faut faire retour sur le paysage où nous sommes, sur l’humanité que nous habitons. Et là – vous en prendrez ce que vous jugez bon – se présente pour moi l’importance de l’anamnèse, c'est-à-dire de la mémoire qui habite l’humanité où nous sommes et où est transmise l’humanité. Vous allez me dire : qu’est-ce que c’est que ça ? On va revenir en arrière !.. La juste anamnèse, on en voit l’importance par l’épreuve négative, encore une fois. S’il n’y en a pas du tout, si l’homme est absolument sans tradition, sans attaches ayant une épaisseur de temps, il risque d’être cet individu que pourrait bien produire une c que pourrait bien produire une certaine économie mondialisée toute puissante : un être qui vit dans l’immédiat, livré à ses envies et à ses peurs. Qui est éminemment manipulable, bien qu’il soit convaincu de jouir d’une liberté individuelle parfaite.
Mais attention : quand je dis anamnèse, cela fait naturellement songer à mémoire, et la mémoire évoque le retour du passé. Mais non. Ce dont je parle, c’est de cette mémoire qui coïncide avec l’ouverture d’un avenir. L’expérience peut être donnée par la psychanalyse – que vous soyez ou non favorable à l’analyse, je la donne comme exemple intelligible. Si, dans un travail d’analyse, on revient dans ce qui a été un passé, ce n’est pas pour s’engluer dans ce passé, ce n’est pas pour le répéter. C’est pour que s’en libère ce qui, d’une certaine façon, était déjà là : une capacité de vivre, une énergie de vivre qui a été empêtrée, empêchée, perturbée. Du coup, ce qui est en cause n’est pas du tout la répétition au sens un peu mécanique de l’expression, mais c’est la réitération. C'est-à-dire qu’il est au moins légitime que nous cherchions, dans les voies qui se sont déposées dans la mémoire active et vivante de l’humanité, quelque chose qui nous aide et nous soutienne et nous donne langage par rapport à ce que j’ai tenté d’évoquer.
Mais ce ne sera pas pour nous enfermer dans ce qui serait un enclos traditionnaliste, quel qu’il soit (il peut être religieux, mais aussi philosophique, idéologique, d’une famille, d’un clan, d’une tradition locale…). S’il y a une voie qui peut se réitérer ici après ce que j’en ai dit, en particulier après cette ouverture qui va jusqu’à la traversée de l’en bas, alors c’est une voie qui fait éclater toutes les dimensions. Là encore – le corps, c'est-à-dire la vue, l’ouïe, le toucher…  Je donne un exemple : pour la plupart d’entre nous, la vue (dans le monde où nous sommes) a tendance à être ramenée au « scope » - télescope, microscope… C'est-à-dire que c’est une vue fondamentalement utilitaire, je vois pour savoir et manipuler. Le toucher lui aussi se fait manipulateur. Quant à l’ouïe, c’est un sens plus ou moins méconnu ou trop souvent réduit à une musique qui, elle aussi, a des côtés quasiment utilitaires. Or ce sont ces sens-là, comme « sens spirituels » selon un mot de saint Jean de la Croix, qu’il faut ouvrir. Retrouver dans toute sa puissance ce qui est dans la vue : la contemplation ; retrouver dans le toucher – ah, c’est difficile à dire… – la caresse et au-delà de la caresse même, un toucher sans toucher qui révèle le corps. Je pense au mot de cette femme à l’homme qui l’aimait : « Tu me donnes mon corps »… Et puis l’oreille, l’écoute ! Quelle est la parole que nous avons à entendre, la parole qui dit beaucoup mieux que ce que j’ai péniblement essayé de vous dire ? Y a-t-il dans les traditions humaines une parole qui éveille cela ?
Parce que ce qui est en cause, en effet, pour nous c’est cet autre grand thème (qui a toujours rapport au corps) qui se trouve aussi bien dans la tradition bouddhiste que dans la tradition chrétienne : l’éveil. Ce qu’il nous faut, c’est nous éveiller et dans le monde où nous sommes, nous éveiller de l’hébétude, ce mal rampant qui se répand un peu partout, qui tend à faire des gens archi pressés, manipulés constamment, bouffés par leurs propres envies, etc. On y résiste, heureusement ! Mais il y a, dans certaines zones de la jeunesse (qui précisément est déracinée), l’apparition de cet « homme sans gravité » dont parlait un psychanalyste, qui est de ce type-là, renvoyé à l’hébétude. Il y a en particulier une dimension qu’il faut accueillir : la verticale. Vous connaissez l’opposition qu’on a souvent faite entre l’horizontal qui serait entre les humains et le vertical qui serait avec… là-haut. Mais il y a une verticalité qu’il faut comprendre. La verticalité n’est pas une chose, c’est un agir, c’est s’élever et c’est aussi bien accueillir ce qui vient d’en haut. Quel rapport cela peut-il avoir avec la relation humaine que nous avons évoquée ? C’est que s’il y a quelque chose de l’ordre du vertical, cela manifeste le rien dont j’ai parlé (il n’y a rien entre nous qui nous manipule) ; cela manifeste le rien comme donation et pas comme une absence ou une destruction. Il y a finalement une source de vie dont nous pouvons goûter la réalité, non à travers des représentations (même s’il peut y avoir des images, des constructions…), mais par ce qui se tient entre nous dans cette région si étrange que l’apôtre Paul appelait le « corps spirituel ».
Là, il faudrait entamer un deuxième moment, qui serait de voir plus concrètement encore comment cela peut se vivre, se penser, se réaliser. Dans la tradition qui est la mienne, une question se pose évidemment : la question de ce qu’on appelle « dieu ». Tout ce que je peux dire – et je reste évidemment au bord ! –, c’est ceci : si l’on parle de Dieu par rapport à cela, cela va ouvrir à propos de Dieu des questions tout à fait vertigineuses. Et en particulier cela risque de dissocier Dieu de la religion et même, jusqu’à un certain point, de la philosophie telle que nous l’avons reçue.  Le dieu de ce que je viens d’évoquer a sûrement rapport – il faut que je sois honnête – avec la tradition chrétienne, et même un rapport très profond, très essentiel. Mais s’il apparaît, il apparaît comme ce qui va ébranler à fond tout ce que nous pensons et disons à propos de Dieu. Telle sera ma conclusion, en forme d’ouverture redoutable : Dieu est le mot le plus équivoque que les humains aient inventé.


  

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